LOI PORTANT AMELIORATION DE LA COUVERTURE DES NON-SALARIES AGRICOLES CONTRE LES ACCIDENTS DU TRAVAIL ET LES MALADIES PROFESSIONNELLES
2. Sur l'ensemble de la loi et sa conformité avec le principe de la liberté d'entreprendre, consacré dans l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
Si le principe de la liberté d'entreprendre, reconnu par le Conseil constitutionnel, n'est ni général ni absolu, les limitations qui lui sont apportées pour des motifs « d'intérêt général » sont subordonnées « à la condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence de dénaturer la portée de cette liberté » (Cons. const. du 20 janvier 1993, no 92-316 DC).
Le Conseil constitutionnel a rappelé encore récemment que les atteintes à la liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ne sont possibles que si « le législateur n'a pas porté à la liberté d'entreprendre une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif constitutionnel » poursuivi. Dans une autre décision, il n'a accepté les exceptions qu'« à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » (Cons. const. 16 janvier 2001, no 2000-439 DC ; Cons. const. 27 juillet 2000, no 2000-433 DC).
Dans le cas d'espèce, la condition fixée par le Conseil constitutionnel ne se trouve pas remplie.
L'objectif avancé est d'améliorer la protection sociale des exploitants agricoles complétant les prestations, en rendant effective l'obligation de garantie contre les accidents du travail et en développant la prévention. Le moyen choisi est la suppression de la prise en charge de ce risque par le secteur concurrentiel de l'assurance pour le faire assumer désormais par la sécurité sociale agricole (MSA) avec un recours désormais très limité, subordonné, et encore à ce jour largement indéterminé, au secteur privé :
- très limité, puisque le rôle des assureurs sera restreint au recueil des bulletins d'adhésion, les assureurs ayant ensuite l'obligation de déléguer la gestion de l'AAEXA à un groupement d'assureurs spécialement constitué, les modalités de gestion étant fixées par une convention CCMSA/groupement d'assureurs soumise à l'approbation du ministère de l'agriculture et, à défaut d'accord avant une date limite, par un arrêté ministériel ;
- subordonné, le recours aux assureurs le sera également puisque la MSA est le pivot du système. En effet, en tant que caisse pivot, la MSA est notamment chargée de recueillir l'ensemble des informations nécessaires au fonctionnement du régime, d'en centraliser et répartir les ressources ; elle est également investie du contrôle médical, du contrôle de l'obligation d'assurance et de la prévention ;
- indéterminé, en grande partie, le rôle des assureurs le sera aussi de même que celui de leur groupement dans la gestion du régime, ce rôle devant être fixé par la convention précitée dont la loi ne fixe aucun élément directeur.
Le système doit, en outre, être autofinancé puisque les seules cotisations des assujettis sont réputées couvrir la totalité des dépenses, le recours aux fonds publics étant « a priori » exclu.
Ces préoccupations faisaient suite notamment à un rapport parlementaire de l'Assemblée nationale de 2000 qui estimait que le système d'assurance actuel :
- apportait des prestations trop faibles ;
- avait un coût trop élevé ;
- ne garantissait pas le respect de l'obligation d'assurance ;
- ni une prévention suffisante.
L'idée était donc apparue d'une substitution, au système d'assurance actuel, d'« un régime de sécurité sociale fondé sur un barème légal de cotisations et de prestations ».
C'est au regard de cet objectif que doivent être appréciées l'existence d'un intérêt général suffisant et la proportionnalité des atteintes portées à la liberté d'entreprendre.
a) S'agissant tout d'abord de l'intérêt général, les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que les termes de la loi elle-même et les travaux préparatoires ne permettent pas de justifier l'atteinte qui est ainsi portée au principe de liberté d'entreprendre.
Les entreprises d'assurances qui opèrent en matière d'assurance sociale agricole sont présentes sur ce marché depuis près d'un siècle. En tout état de cause, le système d'assurance existant avait fait lui-même, dans le passé récent, l'objet de propositions de réformes substantielles établies d'un commun accord entre la profession agricole et les assureurs ainsi qu'il a été rappelé au cours des débats parlementaires (JO, Débats AN, 26 avril 2001, p. 2347, JO, Débats AN, 3 mai 2001, p. 2628).
En premier lieu, il avait été convenu que les prestations seraient revalorisées (notamment en matière de pensions d'inaptitude totale ou partielle, d'indemnités journalières et de capital-décès), en contrepartie de primes modérées garantissant mieux les assujettis pour une cotisation moins élevée.
En deuxième lieu, un renforcement du contrôle de l'obligation d'assurance avait été prévu grâce au rapprochement des fichiers de l'assurance maladie des exploitants agricoles (AMEXA) et des fichiers de l'assurance accidents du travail des exploitants agricoles (AAEXA).
En troisième lieu, il avait été convenu que la prévention serait renforcée en raison de l'obligation faite à tous les assureurs AAEXA de mener des actions de prévention au niveau départemental, en concertation avec la profession.
b) Certes le Conseil constitutionnel a eu l'occasion d'énoncer que le contrôle de proportionnalité qu'il exerce en ce domaine est un contrôle d'erreur manifeste (CC, 27 juillet 2000, no 2000-433 DC).
Mais, en l'occurrence, les sénateurs de la saisine considèrent que le système retenu comporte des carences manifestes et recèle des risques également évidents de sorte que, pour reprendre les termes de la décision précitée, « les modalités retenues par la loi » sont manifestement inappropriées à l'objectif visé.
Ceci est vrai d'abord quant aux agriculteurs concernés.
Loin d'être mieux assurée, la couverture d'une partie du groupe familial, écartée de l'AAEXA, et de tous les assujettis AAEXA victimes d'un accident de la vie privée se trouvera dégradée par suite du transfert de ces personnes et de ce risque en AMEXA dont les prestations sont inférieures à celles du futur régime AAEXA :
S'agissant des frais de soins, ils ne sont pas totalement remboursés en AMEXA par le régime social, un ticket modérateur de 30 % à 65 % restant à la charge de l'assuré social - élément non négligeable pour les exploitants agricoles dont le revenu moyen annuel s'établit à 70 000 F -, alors que l'AAEXA prend en charge l'intégralité des frais de soins sans application du ticket modérateur ;
S'agissant des pensions, servies au titre de l'AMEXA, elles s'élèvent à 17 633 F par an (en cas d'inaptitude partielle) et de 22 728 F par an (en cas d'inaptitude totale) et elles sont temporaires (cessation du service des rentes à soixante ans) alors que les pensions de l'actuelle AAEXA s'établissent à 18 021 F par an (inaptitude partielle) et à 23 344 F par an (inaptitude totale) et qu'elles sont viagères, donc servies jusqu'au décès du crédirentier. Dans la future AAEXA, les pensions d'incapacité totale s'élèveront à 70 000 F par an.
Il est juste d'observer, en outre, qu'il a été expressément exclu (Rép. ministér, no 32248, JO Sénat, 23 août 2001) - contrairement à ce qui avait été envisagé au cours des débats parlementaires - que la parité AMEXA-AAEXA soit assurée dans un avenir proche en matière de pension ;
S'agissant des indemnités journalières et des prestations décès (capital ou rentes d'ayants droit) il convient de souligner que l'AMEXA, contrairement à la future AAEXA, n'en comporte pas.
Loin d'être stabilisées et même promises à une diminution, les cotisations AAEXA fixées par les pouvoirs publics ne pourront qu'être rapidement majorées - ainsi qu'il a été souligné au cours des débats parlementaires (JO, Débats Sénat, 20 juin 2001, p. 3231 ; Rapport no 23, Sénat, p. 7) pour deux raisons complémentaires.
D'une part, le ministère de l'agriculture a pris pour base d'évaluation la tarification des accidents du travail des salariés agricoles, lesquels pour la plupart ne travaillent pas sur une exploitation et sont, de ce fait, moins exposés aux risques d'accidents du travail que les agriculteurs. Il résulte de cette sous-évaluation une majoration inévitable des cotisations d'AAEXA pour éviter un déficit du régime.
D'autre part, le principe a été retenu d'un régime par répartition. Or, ce régime est particulièrement inapproprié à la situation de déclin démographique des exploitants agricoles et porte, par suite, en lui un déséquilibre à terme. Au demeurant, les dispositions relatives à un fonds de réserve destiné à financer les rentes ne comportent à ce stade aucune indication remettant en cause ce principe.
Loin de demeurer étrangères au nouveau système, les cotisations d'AMEXA augmenteront nécessairement dans un premier temps - ainsi qu'il a été souligné au cours des travaux parlementaires (Rapport no 23, Sénat p. 8). Ceci est imputable aux charges nouvelles imposées au régime maladie, consécutivement aux transferts de personnes et de risques, puis ultérieurement si les prestations de l'AMEXA sont alignées sur celles de l'AAEXA.
Le caractère manifestement inapproprié à l'objectif poursuivi se vérifie ensuite du point de vue des finances publiques.
Alors que l'objectif est de créer un système qui s'autofinance, le transfert de 300 000 personnes et du risque « accidents de la vie privée » en AMEXA augmentera sensiblement les dépenses du régime maladie des exploitants, financé d'ores et déjà très largement par une subvention budgétaire. Le transfert conduira ainsi inéluctablement à une aggravation des charges publiques sans d'ailleurs que le montant en ait été évalué, le détournement de procédure ayant permis au gouvernement de se dispenser de produire l'étude d'impact dont doit être assorti tout projet de loi.
A cette aggravation certaine des dépenses publiques consécutive au transfert de risques et de personnes en AMEXA, s'ajoute un risque complémentaire d'aggravation substantielle.
En effet, face à un régime de l'AAEXA amené à être structurellement déficitaire, le retour à l'équilibre devrait se traduire par un ajustement à la hausse des cotisations si le principe de l'autofinancement était respecté. Mais, précisément, des majorations successives de cotisations seraient impossibles dans le contexte de crise que traverse l'agriculture et se heurteraient à l'insuffisance substantielle des capacités des exploitants, lesquelles sont globalement limitées. En ce cas, le déficit du régime serait nécessairement compensé par le BAPSA.
Le caractère manifestement inapproprié se constate également du point de vue des règles de concurrence :
Par suite de la communication - par les assureurs AAEXA à la MSA - des fichiers d'assurés pour permettre à celle-ci de contrôler le respect de l'obligation d'assurance, la MSA disposera d'informations privilégiées qui lui permettront d'être plus agressive sur le terrain de l'assurance complémentaire en disposant d'informations essentielles au démarchage. Les sénateurs auteurs de la saisine craignent que le nouveau système ait donc pour effet de fausser la concurrence alors que le seul objectif avancé est d'améliorer la protection des exploitants agricoles contre les accidents du travail.
Le jeu normal de la concurrence sur le terrain de l'assurance complémentaire sera même faussé - et donc le principe d'égalité méconnu - dès la mise en place du régime si la MSA obtient d'adresser les bulletins d'adhésion au nouveau régime à l'ensemble des assujettis potentiels à l'AAEXA comme le permet le silence de la loi sur la question posée.
Enfin, le caractère inapproprié se marque dans le mécanisme de participation des entreprises d'assurance au fonctionnement du système.
Cette participation n'interviendra que sur autorisation alors que les entreprises sont d'ores et déjà soumises à l'agrément préalable du ministre de l'économie et des finances en tant qu'entreprises d'assurance et qu'ainsi, en pratique, existera un double agrément délivré par deux autorités distinctes. Ceci aura pour effet d'entraver la liberté d'entreprendre des entreprises d'assurances, sans qu'une telle mesure soit justifiée, de quelque manière que ce soit, par un motif d'intérêt général.
Les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que ces risques et inconvénients nombreux et substantiels démontrent que les atteintes à la liberté d'entreprendre, non justifiées par un intérêt suffisant eu égard à la situation réelle actuelle, sont disproportionnées par rapport aux objectifs poursuivis, lesquels auraient très bien pu être atteints dans le cadre du système concurrentiel rénové sans aggravation pour les charges publiques.
3. Sur l'ensemble de la loi et sa conformité avec l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité, de clarté et de précision de la loi
Le Conseil constitutionnel insiste, depuis quelque temps déjà, sur l'obligation pour le législateur de respecter l'objectif de valeur constitutionnelle « d'accessibilité et d'intelligibilité » de la loi (CC 16 décembre 1999, no 99-421 DC ; a contratrio CC, 13 janvier 2000, no 99-423 DC) ou encore de « clarté et de précision » de la loi (CC 7 décembre 2000, no 2000-435, considérant no 53 à propos, d'ailleurs, de la liberté d'entreprendre).
Or, d'une manière générale, la simple lecture de la loi déférée ne permet pas aux intéressés de mesurer les modifications de protection que comportera le nouveau système par rapport à l'existant tant en ce qui concerne les personnes couvertes qu'en ce qui concerne les risques assurés.
Ceci est d'autant plus fâcheux qu'au cours des débats il a été assuré que le nouveau système avait pour objectif et pour résultat d'améliorer la situation des intéressés.
Par ailleurs, la loi déférée met en place des mécanismes dont les contours essentiels ne sont pas fixés avec une précision suffisante pour en discerner les conséquences concrètes.
Ainsi sont laissés dans l'ombre des points essentiels. On en recensera ici certains :
Le contenu de certaines prestations (prestations en nature, rentes d'ayants droit, frais funéraires) n'est pas précisé. Pour les prestations en nature, il est renvoyé (à l'article L. 752-4 nouveau du code rural) à un décret dont la teneur n'est pas connue. Pour les rentes d'ayants droit, il est également renvoyé (à l'article L. 752-7 nouveau du code rural) à un décret de sorte qu'en l'état actuel du texte cette prestation reste à définir. Pour les frais funéraires, la formulation du texte de l'article L. 752-10 nouveau du code rural ne permet pas de déterminer si cette prestation est due en cas de décès du seul chef d'exploitation ou de toute personne couverte en AAEXA.
Or, s'il est vrai que relève du législateur la détermination des catégories de prestations et de bénéficiaires et qu'entre dans la compétence du pouvoir réglementaire la définition, pour chaque catégorie de prestations, de la nature exacte de ces prestations ainsi que la définition précise des conditions à remplir par les catégories de bénéficiaires de prestations, l'on ne se trouve pas ici devant une création « ex nihilo » d'une couverture du risque accident du travail des exploitants agricoles mais devant un changement de modalités à cette couverture. Les seules dispositions légales ne permettent pas d'apprécier la parité annoncée d'avantages par rapport au régime applicable aux salariés ni l'amélioration promise par rapport à l'assurance antérieure des exploitants.
Dans le cas d'espèce, la définition précise des prestations est indispensable pour évaluer le caractère effectif de la parité et des améliorations affichées. La clarté et la portée du texte se trouvent donc compromises, dès lors que le législateur se borne à renvoyer cette définition à un décret, sans aucune forme d'encadrement.
La nature, les modalités et le fonctionnement du fonds de réserve des rentes prévu à l'article L. 752-18 nouveau du code rural ne sont pas fixés.
Les modalités de gestion du régime, dans l'attente de la conclusion de la convention CCMSA/Groupement d'assureurs (à signer avant le 15 mars 2002), ne sont pas davantage connues.
Les rapports assureurs - assurés/assujettis à compter du 1er avril 2002 ne sont pas suffisamment précisés. En effet, les contrats d'AAEXA sont résiliés de plein droit au 1er avril 2002 sans que cette résiliation suffise à résoudre toutes les questions posées : les assurés demeurent-ils assujettis à l'AAEXA auprès des assureurs qui les garantissent jusqu'au 31 mars 2002 ou bien ont-ils, à l'occasion de la mise en place du nouveau régime, la possibilité d'exercer un choix auprès d'un nouvel assureur ou de leur caisse de MSA ? Dans l'affirmative, quelles sont les modalités de ce choix ?
Le rôle réel des assureurs AAEXA dans le futur régime et les conditions de leur participation à la gestion de ce régime, les modalités et les conditions de l'habilitation des assureurs autres que la MSA par le ministre de l'agriculture ne sont pas davantage fixés. Quant au rôle du groupement auquel les assureurs sont tenus d'adhérer, il n'est pas précisé puisqu'il est renvoyé à une convention approuvée par arrêté ministériel et dont aucun principe de base n'est fixé par le texte législatif.
Les sénateurs auteurs de la saisine considèrent donc que la loi demeure opaque et s'affranchit de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité, de clarté et de précision de la loi.
Ainsi, c'est l'ensemble de la loi déférée qui est contraire à la Constitution, dès lors que la procédure conduisant à l'adoption de la loi a méconnu l'article 48 de la Constitution et que le nombre de points essentiels sur lesquels la loi reste silencieuse est tel que c'est sa substance même qui doit être regardée comme méconnaissant l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité, de clarté et de précision de la loi, et qu'en outre le principe de la liberté d'entreprendre a été méconnu.
4. Sur l'article 13 et sa conformité avec le principe de la liberté contractuelle consacré par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789
Le Conseil constitutionnel a rappelé à plusieurs reprises que le législateur ne peut, sans méconnaître le principe de la liberté contractuelle découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, s'abstenir de prendre en compte les situations contractuelles existantes. Aussi bien, d'une part, il ne peut les remettre en cause que pour un motif d'intérêt général suffisant, d'autre part, un délai d'adaptation peut être nécessaire (Cons. const. 13 janvier 2000, no 99-423).
Deux types de relations contractuelles sont affectées à cet égard par la loi déférée pour lesquelles le délai d'adaptation nécessaire n'a pas été respecté.
a) Il s'agit d'abord des relations entre les assurés et les entreprises d'assurances garantissant actuellement les risques accident du travail des exploitants agricoles. L'article 13 du texte voté prévoit, en effet, que les contrats en cours sont résiliés de plein droit à compter du 1er avril 2002.
Une telle résiliation sans délai suffisant d'adaptation ne tient pas compte de la nécessaire adaptation aux situations existantes à la date d'entrée en vigueur du texte nouveau.
b) Il s'agit, ensuite, des relations contractuelles entre les entreprises d'assurances garantissant actuellement le risque et les personnels affectés à la gestion de ce risque (médecins, conseils, agents de prévention, personnel administratif). L'emploi de la plus grande partie de ces personnels par les entreprises concernées perdra en effet son utilité, alors même qu'aucune disposition du texte ne prévoit la situation des intéressés (fût-ce par une disposition transposant l'article L. 122-12 du code du travail aux données particulières de l'espèce ou s'inspirant de cette disposition).
Il s'agit là, en outre, d'une atteinte caractérisée aux principes généraux régissant la protection des salariés.
6. Sur l'article 1er et sa conformité avec le principe d'égalité reconnu par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
Le principe constitutionnel d'égalité implique que les personnes physiques ou morales qui entendent accéder au même marché pertinent soient placées dans des conditions garantissant l'absence de discrimination « a priori » entre elles pour l'accès à ce marché, sauf naturellement si l'intérêt général justifie pleinement des discriminations ponctuelles et limitées. C'est en ce sens que le respect des règles de concurrence découle directement du principe d'égalité.
Or, ainsi qu'on l'a rappelé précédemment, les caisses de MSA interviennent à la fois comme acteurs au niveau de la protection sociale de base et de la protection complémentaire, et comme régulateurs, voire contrôleurs, en matière d'assurance sociale agricole. Elles seront, à ce titre, amenées à prendre des décisions faisant grief aux autres intervenants dans ce secteur de la protection sociale agricole.
Les caisses sont donc à la fois « juges et parties ».
En outre, comme il a été également précisé précédemment, le jeu normal de la concurrence sur le terrain de l'assurance complémentaire sera faussé - et donc le principe d'égalité méconnu - dès la mise en place du nouveau régime. En effet, dans le silence de la loi, la MSA sera inéluctablement conduite à adresser les bulletins d'adhésion au nouveau régime à l'ensemble des assujettis potentiels à l'AAEXA, ce qui lui conférera un avantage de marché déterminant.
En admettant même que l'intérêt général puisse être invoqué pour justifier le rôle central ainsi confié à la MSA, aucune considération d'intérêt général ne justifie suffisamment, en tout état de cause, les discriminations créées en matière d'assurance complémentaire, qui faussent gravement le jeu de la concurrence.
7. Sur l'article 1er et sa conformité avec, à titre principal, le droit de propriété et, à titre subsidiaire, le principe de compensation des préjudices spéciaux et anormalement graves découlant du principe d'égalité devant les charges publiques
La loi déférée n'a prévu aucune indemnisation des entreprises et des intermédiaires d'assurances qui opéraient jusqu'ici en la matière.
a) Une telle absence de prévision met en cause l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Cet article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, disposant que « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité », le Conseil constitutionnel a consacré le droit de propriété comme étant un principe à valeur constitutionnelle dans ses décisions des 16 janvier et 11 février 1982 relatives à la loi de nationalisation (nos 132 et 139 DC).
Le Conseil admet cependant des atteintes à ce principe, dès lors que la dépossession est décidée par la loi, qu'elle est justifié par la nécessité publique et qu'elle donne lieu à une juste et préalable indemnité.
Or la loi déférée transfère de fait des entreprises d'assurances à un nouveau régime géré par la MSA un ensemble de cotisants qui constituent actuellement une « clientèle », laquelle est en droit strict un élément essentiel, par nature, du fonds de commerce.
La perte définitive d'une partie de la clientèle des organismes d'assurances actuellement présents sur le marché de l'assurance agricole qui résulte de la loi est donc constitutive d'une dépossession et aurait dû à ce titre être indemnisée par le législateur, conformément aux dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et de la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel.
b) Subsidiairement, et même si l'on devait estimer que n'est pas en cause ici le droit de propriété, force serait de prendre en compte un autre principe constitutionnel découlant du principe d'égalité.
Ainsi que le juge, en effet, traditionnellement le Conseil d'Etat, le principe d'égalité a pour corollaire l'obligation d'indemniser ceux qui subissent des préjudices spéciaux et anormalement graves du fait de la mise en oeuvre d'une législation nouvelle (CE Ass. 14 janvier 1938, SA des produits laitiers La Fleurette).
De fait, le législateur, en cas de législation lésant gravement les intérêts légitimes d'une catégorie de professionnels bien identifiée et limitée, prévoit une telle indemnisation même si ces professionnels ne peuvent se prévaloir d'un « fonds de commerce » stricto sensu.
Ainsi, dans la loi d'orientation des transports routiers - dont le Conseil constitutionnel a eu à connaître dans sa décision du 30 décembre 1982 no 82-150 DC - avait été prévue une indemnité compensatoire du préjudice subi par l'entreprise de transports dont le service avait été supprimé, modifié ou confié à un autre exploitant, alors même « que les autorisations d'exploiter des services de transports publics réguliers de personnes accordées à des fins d'intérêt général par l'autorité administrative à des entreprises de transports ne sauraient être assimilées à des biens objets pour leurs titulaires d'un droit de propriété et comme tels garantis, en cas d'expropriation pour utilité publique, par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme ».
Ainsi encore, et dans le cadre d'une réforme symétrique de celle réalisée par la loi déférée, la loi no 72-965 du 25 octobre 1972 qui a transféré à la MSA la gestion du risque accidents du travail des salariés agricoles avait, elle, prévu à la charge du successeur un régime d'indemnisation des entreprises d'assurances et des intermédiaires d'assurances qui subissaient un préjudice, à l'occasion de la réforme.
Certes, cette réforme évinçait totalement les entreprises d'assurances de la gestion du régime alors que la loi déférée leur permet de devenir gestionnaires du régime. Cependant, l'apparente pluralité de gestionnaires n'est en fait qu'un moyen d'éviter l'indemnisation des entreprises d'assurances et non l'illustration d'une réelle volonté de leur laisser une partie de leur activité.
En effet, les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que dans un régime avec des cotisations et des prestations définies par l'Etat et centralisées par la Caisse centrale de la MSA, les entreprises d'assurance ne portent plus le risque et ne sont même pas gestionnaires directement puisque la gestion est obligatoirement déléguée à un groupement spécifiquement créé. Ce groupement ne gère pas librement puisqu'il exerce son activité en liaison avec la Mutualité sociale agricole, laquelle joue un rôle majeur en tant que caisse pivot du régime.
Il en résulte que la différence concrète avec le transfert opéré par la loi du 25 octobre 1972 est ténue.
La légitimité d'une indemnisation affirmée en 1972 doit donc être également reconnue aujourd'hui.
Au cas précis de la loi déférée, deux catégories de personnes vont subir, à la suite de la réforme décidée par le législateur, un préjudice substantiel susceptible d'être qualifié de « spécial » et d'« anormalement grave ».
La première catégorie est celle des agents généraux d'assurances et autres intermédiaires d'assurances spécialisés dans le secteur agricole dont le portefeuille au titre de l'AAEXA constituait jusqu'à 50 % de leur activité. Selon les experts du secteur concerné, le préjudice peut être évalué à au moins 140 millions de francs. Le préjudice est d'ordre économique et également social puisque 6 000 collaborateurs d'agence seront concernés par la fragilisation des portefeuilles d'agents généraux d'assurances.
La seconde catégorie est celle des entreprises d'assurances garantissant le risque AAEXA. Pour celles-ci, la réforme se traduit par un préjudice certain (associé aux contrats d'AAEXA et d'assurance complémentaire, loi de 1972) évalué à 2 milliards de francs auquel il faut ajouter plusieurs pertes non directement quantifiables (perte d'image auprès des exploitants agricoles, modifications des équilibres du marché des exploitants agricoles sur les garanties complémentaires en assurance de personnes, perte potentielle des marges sur les garanties complémentaires « assurances de personnes » conquises par la MSA du fait de la modification de la loi).
A ce préjudice, s'ajoute la perte potentielle liée à la prise en compte du risque de financement du Fonds commun des accidents du travail en agriculture (FCATA) au titre de la revalorisation des rentes en cours, laquelle peut être évaluée à 650 millions de francs.
Or la loi - contrairement à ce qui a été prévu dans les occasions évoquées ci-dessus - n'a rien prévu en termes d'indemnisation. Ce faisant, elle a méconnu le principe, découlant du principe constitutionnel d'égalité, selon lequel le législateur ne peut, sans prévoir de compensation, faire subir, en conséquence d'une législation nouvelle, des préjudices spéciaux anormalement graves à une catégorie clairement identifiée et nettement délimitée.
Le Conseil constitutionnel s'est déjà engagé dans cette voie (Cons. const. 10 janvier 2001, no 2440 DC), à propos des privilèges de certaines professions et les commentateurs ont noté que cette décision s'insérait dans une évolution amorcée par une décision plus ancienne (Cons. const. 18 janvier 1985, no 84-182 DC). Il est nécessaire aujourd'hui de parachever l'évolution enregistrée en censurant la loi déférée pour méconnaissance du principe susprécisé. La seule manière d'éviter un tel constat serait de considérer que la loi déférée n'est constitutionnelle sur ce point que parce que et en tant que son effet, sinon son objet, n'a pu être d'exclure une indemnisation qu'il incombera au juge administratif de fixer.